Les
Editions de Minuit Vercors
et le CNE
1940 : le tournant de
la vie de Jean Bruller
1941-1944 : L’entrée
dans la carrière littéraire
1940 : le tournant de
la vie de Jean Bruller
Avant de devenir un écrivain célèbre grâce à la
publication clandestine du Silence de la mer sous le pseudonyme de
Vercors, Jean Bruller poursuivait avec succès sa carrière de dessinateur et de
graveur. Pourtant dès 1938, il était déjà en relation avec de nombreux
écrivains comme Jules Romains et il fut admis dans « le royaume des
lettres »2 et plus exactement dans le PEN Club qui
défendait en littérature la liberté de pensée et d’expression, car ses albums
contenaient d’importants commentaires littéraires « qu’on voulut bien
appelé de la littérature »2.
Mais la seconde guerre mondiale éclate. « Officier
skieur dans l’infanterie alpine » sur une route « trop
glissante, avec un sac trop lourd »1, il se casse la jambe
et ne peut combattre l’ennemi. Pendant l’invasion allemande, il est alors
affecté au dépôt de Romans, sans armes. Et à l’armistice, il regagne son
village de Villiers-sur-Morin. Cette « étrange
défaite » (Marc Bloch) enterre définitivement sa carrière si
prometteuse :
« Jean Bruller est mort et bien mort en 1940, au
purgatoire depuis ce temps sans trop de chances d’en sortir un jour »1.
Pourtant, à cette même date, le
dessinateur était prêt à éditer un livre pour compléter ses 160 estampes de la Danse
des vivants. Mais il y renonce : publier sous l’Occupation, c’est
demander la permission à l’occupant et « consentir publiquement à sa
tutelle », ce que Jean Bruller se refuse de faire.
Pour survivre, il devient alors
menuisier, « travail de force » qui le fatigue et l’abrut[it]:
« J’étais en danger de m’abêtir complètement »1.
Il s’astreint donc à
écrire deux pages tous les soirs, parce que « depuis longtemps me
trottait vaguement en tête l’idée d’écrire quelque chose sur un amour
pathétique de ma jeunesse »1.
Cet amour de jeunesse
s’appelle Stéphanie ; en vacances dans le massif du Mont-Blanc avec ses
parents, Jean Bruller tombe instantanément sous le charme de cette jeune fille
de 15 ans. Une idylle se noue, même si elle reste muette. Mais la fin des vacances
un mois plus tard et le retour à Paris les éloignent inexorablement l’un de
l’autre. Jean Bruller ne l’oublie pas et dans cette année de crise il éprouve
le besoin d’appeler à son secours « le souvenir d’une pureté
perdue, le fantôme réapparu de la limpide jeune fille de Combloux »2. Ne pouvant se décider à lui écrire, il cherche un
exutoire à sa douleur par le biais de l’écriture pour s’ « en
délivrer un peu par procuration »2.
Il écrit une soixantaine
de pages de ce « candide récit »,
source de « soulagement étrange »2. Cette première ébauche constitue ainsi le
commencement véritable de sa nouvelle carrière : « c’était
aussi mes premières armes comme écrivain, et j’ignorais encore quel apaisement
l’on éprouve à coucher sur le papier une épreuve confuse »2.
Cette volonté d’écrire
n’est pas non plus sans lien avec son amitié pour Pierre
de Lescure. Leurs conversations littéraires poussent le dessinateur dans
la voie de l’écriture : « A parler si souvent avec lui de
technique romanesque, je sentais mes doigts chatouillés du désir de troquer un
jour le crayon contre la plume »2.
1941-1944 : L’entrée
dans la carrière littéraire
La situation historique est pourtant trop
grave pour songer à écrire une histoire personnelle. Il l’abandonne donc rapidement pour rédiger les
premières lignes du Silence de la Mer. Ce n’est que bien plus tard qu’il
en reprendra l’idée et que paraîtra en 1974 Tendre naufrage.
En 1940, Jean Bruller
constate que de nombreux écrivains français sont séduits par la propagande de Vichy
et par celle de l’occupant. Il relate ainsi sa rencontre avec André Thérive.
Celui-ci a décidé de reprendre sa fonction de critique littéraire dans le
quotidien Aujourd’hui devenu pétainiste :
« Après tout, me dit-il, c’est mon métier. Un garçon
de café sert bien un bock à un Allemand, pourquoi un chroniqueur ne pourrait-il
publier un article ? »1.
Attitude dangereuse que
celle de ce représentant de l’intelligentsia française d’autant plus que cet « antifasciste
virulent » publiera un an plus tard « des
articles en faveur de l’ordre nazi ».
Jean Bruller refuse cette soumission : « D’où mon souci :
comment empêcher l’image de la France de se dégrader dans cette gangrène de son
intelligentsia ? »1.
Ecrire devient donc aux
yeux de Jean Bruller une nécessité liée aux contingences de l’époque : « cette
situation, ce transfert n’ont en rien été le fait de ma volonté, d’un choix
délibéré. Tout avait changé entre-temps du dehors, et chez moi petit à petit
pareillement »1.
Jean Bruller aurait pu
exprimer sa révolte à travers l’activité qu’il avait toujours pratiquée :
le dessin. C’est oublier la coloration humoristique de ses albums. Or, « la
catastrophe (de la guerre) avait tari
en moi toute source d’humour et d’inspiration »1. Par ailleurs, ce changement de mode d’expression
correspond à une évolution intérieure du dessinateur qui pense que le meilleur
moyen d’expression passe désormais par l’écriture :
« C’est la lecture de Joseph Conrad qui a éveillé en
moi le sentiment que j’aurais des choses à dire, que le dessin ou la gravure ne
sauraient exprimer ».
C’est ainsi que le
dessinateur et graveur Jean Bruller devient l’écrivain Vercors lorsqu’il publie
clandestinement aux Editions de Minuit Le
Silence de la mer en
février 1942. Il est vrai que le jeune Jean Bruller s’était adonné à 18 ans à
l’écriture de contes humoristiques « pour gagner quelque
argent », mais « jusqu’à
la guerre et l’Occupation, je n’ai jamais écrit qu’en amateur »1.
Comme les Editions de
Minuit sont clandestines, Jean Bruller doit se choisir un pseudonyme pour
publier Le Silence de la Mer. S’il choisit le nom du massif montagneux,
c’est parce qu’il en a gardé un souvenir inoubliable en le découvrant pour la
première fois sur la route d’Embrun à Romans et cela bien avant qu’il ne soit
plus tard une citadelle de la Résistance. Ce « massif
puissant » à la « noblesse
hautaine » et à la « grandeur
indomptable » exerce sur lui une « fascination
croissante »2. C’est par une coïncidence étonnante que ce
nom de Vercors à la « sonorité impressionnante » deviendra le symbole de la lutte armée des maquis
mais aussi de la Résistance intellectuelle.
Définitivement écrivain
A la Libération, Bruller
ne revient pas au dessin humoristique et il s’en explique à Gilles
Plazy :
« Croyez-vous que le fascisme de Vichy, la chasse
aux Juifs, les otages fusillés, la Milice et sa cruauté étaient propres à
inspirer l’humour ? Le rire du désespoir, peut-être . Mais on ne
passe pas de l’humour au rire de ce genre-là. Ils ne sont pas de même nature et
ce ne pouvait être le mien. Puis le fait même de résister , d’écrire, ne
laissait pas de place au rire désespéré »1.
D’autres motifs se
greffent également sur ce choix : Vercors, symbole de la Résistance
littéraire, voyage dans le monde pour expliquer dans des interviews le refus
des Résistants de se soumettre et le combat contre l’idéologie nazie. Il n’a
donc plus le temps de reprendre son activité première. De plus, le silence du
dessinateur pendant 8 longues années le plonge dans l’oubli, les bibliophiles
ayant disparu, les librairies ayant été remplacées par d’autres et l’impression
coûtant extrêmement cher :
« Peu à peu Jean Bruller s’effaçait dans Vercors, et
puis il l’est devenu tout à fait…L’inspiration avait passé du crayon à la plume
et Bruller cessé d’exister »1.
Néanmoins, Jean Bruller
se consacre encore quelque temps à sa première activité : même s’il ne publie rien sous l’Occupation,
il fait imprimer à 12 exemplaires 3 contes d’Edgar Poe ainsi que des
exemplaires de The Rime of the Ancient Mariner (Le Dit du vieux marin)
de Coleridge. A l’automne 1942, ayant cessé définitivement son métier de
menuisier, il passe deux jours à Paris pour poursuivre le projet des Editions
de Minuit et le reste de la semaine il retourne à Villiers-sur-Morin pour son
travail d’illustrateur qui lui permet d’assurer son existence matérielle et
financière. Il entame ainsi 12 eaux-fortes pour illustrer Hamlet, tâche
qu’il ne reprendra et ne finira que dans les années soixante : « L’ouvrage
ne paraîtrait pas tant que les Allemands seraient là, mais pendant les deux ou
trois ans que durerait le travail, mon existence serait assurée. Goldschmidt,
mon éditeur, depuis Alger où il s’était replié, m’avait en effet donné
« le feu vert »2.
Une révélation personnelle
Lors de ses entretiens
avec Gilles Plazy, Vercors récuse l’expression de « métamorphose
exceptionnelle » :
« Bien des peintres ou dessinateurs avant moi (un
Fromentin, un Mac Orlan) sont entrés un jour en littérature. Et inversement on
ne compte plus les écrivains (un Hugo, un Cocteau) qui se sont adonnées au
dessin »1.
Vercors décèle plusieurs
étapes-clés dans sa vie qui font de lui des « personnages
successifs » :
« J’ai été le garçon frivole, assez stupide,
irréfléchi, en somme retardé jusqu’à ma vingt-troisième année. J’ai alors,
comme on dit, viré ma cuti et suis devenu le personnage sceptique, pessimiste,
voire nihiliste, qu’a exprimé mon œuvre dessinée. Nouvelle métamorphose après
la guerre et la défaite, le virage à 180° qui a fait de ce nihiliste un homme
engagé, solidaire des autres hommes, et du dessinateur un écrivain »1.
Cette évolution
irréversible n’est pas uniquement le reflet d’un changement d’expression ;
c’est aussi et surtout un changement moral qui s’est opéré chez cet
homme :
« chez le pessimiste endurci, inhibé jusqu’à la
guerre, l’occupation nazie a réveillé ou révélé un personnage imprévu, ignoré
de lui-même : sinon un optimiste, du moins un lutteur prêt à tout pour
défendre des valeurs auxquelles, la veille encore, il prétendait ne pas
croire »1.
Cette évolution a également
eu des conséquences sur son mode de vie : l’inspiration ne vient pas aussi
facilement à l’écrivain qu’au dessinateur ! Se jugeant « flemmard », il s’oblige chaque matin « à
s’installer stylo en main devant le papier blanc »1 et il publiera pas moins
de 40 œuvres. Mais toujours humble et modeste face à son activité littéraire,
il se récrie lorsqu’on lui demande en 1948 pourquoi il écrit :
« je n’ai
jamais écrit pour écrire. D’où il apparaît clairement, je le crains, que je ne
suis pas écrivain.(…) Ni moraliste, ni philosophe, ni romancier, ni conteur, ni
rien de bien précis, en définitive. Heureusement je ne me sens aucun besoin
« d’entrer dans une catégorie, fût-elle la moins estimée ». Etre un
homme suffit à mon ambition »3.
1.
A dire vrai
2.
La Bataille du Silence
3.
Pour Prendre Congé (P.P.C)
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